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Retard de croissance : pourquoi le Canada éprouve-t-il des difficultés à développer des entreprises de haute technologie de calibre mondial?

Le Conseil des académies canadiennes (CAC) a produit un certain nombre de rapports exhaustifs sur la S-T et l’innovation depuis 2006, dont deux qu’elle a publiés en 2018 : Rivaliser dans une économie mondiale axée sur l’innovation et Améliorer l’innovation grâce à de meilleures pratiques de gestion. Les constatations du CAC étant conformes aux conclusions d’études antérieures, l’occasion était idéale de réunir des leaders d’opinion des secteurs de l’industrie, du gouvernement et des cabinets-conseils à la 10e Conférence sur les politiques scientifiques canadiennes pour discuter de ces enjeux. Les membres du panel étaient : Pierre Lortie, conseiller principal, affaires, chez Dentons Canada s.r.l.; Lisa Crossley, présidente-directrice générale de Reliq Health Technologies; Judy Fairburn, présidente des conseils d’administration de diverses organisations canadiennes d’innovation, commerciales, entrepreneuriales, gouvernementales et du domaine des politiques publiques; Victoria Lennox, cofondatrice et présidente-directrice générale de Startup Canada; et Iain Stewart, président du Conseil national de recherche du Canada. Modéré par le président-directeur général du CAC, M. Eric Meslin, le panel s’est engagé dans une discussion animée, qui est reproduite ici dans un format de type transcription.

Depuis plus d’une centaine d’années, les gouvernements canadiens successifs se plaignent de l’incapacité du pays à favoriser le développement des entreprises d’ici et à en faire des chefs de file mondiaux de leur industrie. Bien que des efforts considérables aient été consacrés à ce phénomène, les résultats restent mitigés, d’après les personnes les plus informées. En effet, au cours de la dernière décennie, plusieurs grandes entreprises technologiques crées au Canada n’ont pas réussi à s’épanouir, certaines perdant leurs parts de marché, d’autres se retirant des marchés mondiaux et d’autres encore se voyant même obligées de fermer leurs portes. Au Canada, les chercheurs, comités d’experts et autres entités savantes ont avancé toutes sortes de raisons pour expliquer ces phénomènes, parmi lesquelles on peut citer les lacunes dans les compétences techniques et de gestion, la faiblesse des politiques de protection de la PI, le manque de capital de risque, les incitatifs fiscaux trop importants (ou insuffisants) et la petite taille des marchés intérieurs. En revanche, les experts s’accordent tous sur la signification de ces conclusions. Peut-être nous posons-nous la mauvaise question : importe-t-il que les entreprises canadiennes ne réussissent pas fréquemment à se développer en des leaders internationaux de leurs secteurs? Les Canadiens souhaitent-ils vraiment l’expansion des entreprises d’ici? Nous suffit-il d’attirer des filiales étrangères avec une capacité de recherche et une infrastructure de calibre mondial et d’exporter nos idées et innovations pour les laisser se développer dans d’autres marchés?

La discussion s’est amorcée sur un désaccord, les membres du panel ne convenant pas tous que le Canada puisse avoir un problème sur le plan de l’épanouissement des entreprises. Pierre Lortie nous a rappelé que le Canada est le berceau de nombreuses entreprises qui occupent des positions importantes sur les marchés mondiaux, telles que Bombardier, CAE, Aldo, Canada Goose et Aliments Couche-Tard. Lisa Crossley, Judy Fairburn et Victoria Lennox ont contesté ce point de vue pour différentes raisons. Mme Crossley a déploré le manque de soutien public accordé aux entreprises pour les aider à se développer, la plus grande partie des investissements étant dirigée vers les petites et moyennes entreprises. De plus, il y aurait, selon elle, une pénurie de talent de gestion au Canada, en particulier dans le secteur des technologies de pointe. Elle a soutenu que les investisseurs canadiens sont souvent réticents à prendre des risques, préférant obtenir un rendement à court terme de leur capital, ce qui pousse les entreprises à se vendre au plus offrant, plutôt que de bâtir la prochaine génération de technologies et de protéger leur actif de PI. Pour utiliser une analogie empruntée au baseball, les entrepreneurs tentent de « frapper un simple après l’autre » au lieu de tenter des coups de circuit. Mme Lennox a souligné que le Canada omet d’intégrer les entreprises en démarrage au sein de sa communauté de l’innovation et que l’écosystème des nouvelles entreprises au Canada est faible en comparaison avec celui d’autres pays. L’innovation, à son avis, constitue autant un phénomène social qu’un phénomène économique et exige la participation de tous les Canadiens. Cette observation a orienté la discussion vers le sujet de réflexion suivant : quel rôle le gouvernement canadien doit-il jouer?

Après cet échange d’idées, le panel a plaidé pour que le Canada aide davantage les entreprisesà la fois par des investissements directs et par son environnement réglementaire — à commercialiser leurs produits, à obtenir du capital de croissance et à pénétrer les marchés étrangers afin d’améliorer leurs chances de prospérer sur les marchés mondiaux. Iain Stewart a abordé de front ce thème en évoquant les décennies pendant lesquelles les gouvernements au Canada ont soutenu financièrement la recherche universitaire, gouvernementale et industrielle (p. ex. les subventions octroyées par le PARI du CNRC pour les PME technologiques, le PACR et les supergrappes). Il a souligné que le défi que le Canada a dû traditionnellement affronter est le fait que le secteur privé investit trop peu dans la R-D et l’innovation. Abondant dans le même sens, Mme Crossley a relevé que certains investisseurs privés s’attendent à ce que les nouvelles entreprises quittent les marchés au bout de trois à cinq ans. Par conséquent, les entreprises sont fortement incitées à se développer et à se vendre plutôt qu’à croître et à mûrir. Comme relativement peu de fonds sont dirigés vers les entreprises de taille moyenne à grande, leur croissance et leur expansion vers les marchés mondiaux sont limitées. M. Lortie était du même avis, observant que si les petites entreprises à forte croissance, surnommées les gazelles, souhaitent poursuivre leur expansion, elles devront avoir un meilleur accès aux capitaux qui sont disponibles au Canada. C’est pourquoi les marchés de capital de risque public sont si importants. Selon lui, les politiques canadiennes actuelles sont discriminatoires à l’égard des petites entreprises qui souhaitent devenir publiques : si elles le font, leur impôt augmentera et les avantages fiscaux dont elles peuvent profiter pour leurs efforts de recherche-développement diminueront, n’étant plus remboursables. Par contraste, les entreprises comparables qui demeurent privées conservent ces avantages. Cela doit changer.

Les membres du panel ont aussi discuté d’autres moyens de soutenir l’innovation canadienne. Ils ont plaidé pour que les gouvernements canadiens devraient investir dans l’innovation canadienne et acheter les produits de cette innovation, dans les domaines des soins de santé ou de l’intelligence artificielle par exemple, afin d’aider les entreprises à croître, mais ont observé par ailleurs que les efforts du Canada sont minés par les règles d’approvisionnement public, la réticence à adopter les nouvelles technologies et la pénurie de talent. Pour illustrer ce point, Mme Crossley a abordé la question sous l’angle des soins de santé, soulignant que chaque année, 11 % du PIB canadien est dépensé en soins de santé (ce qui équivaut approximativement à 240 milliards de dollars) et que 30 à 45 % des budgets provinciaux sont consacrés aux soins de santé. Elle a demandé pourquoi le pays ne s’est pas doté de meilleures politiques d’approvisionnement qui encourageraient l’adoption de produits de santé canadiens, comme l’ont fait plusieurs pays, et a soutenu que le Canada semble avoir un parti pris contre les entreprises canadiennes, parce qu’il est plus difficile de vendre des produits au pays qu’à l’extérieur.

La supergrappe d’IA (SCALE AI) est un pas dans la bonne direction. Elle aide les entreprises de la chaîne d’approvisionnement canadienne à adopter les technologies d’IA et facilite les collaborations avec les établissements d’enseignement, les incubateurs, les sociétés de capitaux à risque et d’autres. M. Stewart a ajouté que le gouvernement du Canada avait reconnu les possibilités qu’offre l’économie numérique, comme en témoigne la mise en œuvre de son Plan pour l’innovation et les compétences, et qu’il avait compris que l’IA en particulier sera une technologie perturbatrice clé. Cela se constate par le financement ascendant octroyé à la recherche et aux entreprises d’IA par le PARI du CNRC, par les interventions stratégiques comme la Stratégie pancanadienne en matière d’IA, qui soutient trois nouveaux instituts d’IA — l’Alberta Machine Intelligence Institute (Amii) à Edmonton, Mila à Montréal et le Vector Institute à Toronto — et par l’initiative des supergrappes, qui soutient les supergrappes SCALE AI, BC Digital Technology et Advanced Manufacturing. Il a avancé que le véritable défi pourrait être le fait que les entreprises canadiennes ne sont pas clientes de ces technologies émergentes, parce qu’elles investissent moins dans les nouveaux logiciels d’entreprise (et donc les logiciels d’IA) que les entreprises américaines (et chinoises), ce qui entraîne un exode du talent canadien en IA vers les États-Unis, ou que notre système réglementaire ou notre acceptation sociale plus large ne sont pas prêts pour ces nouvelles technologies.

En ce qui concerne l’avenir, le panel a convenu que le Canada ne devrait pas négliger la nécessité d’inculquer des compétences en gestion de l’innovation en plus des compétences en STGM à nos futurs innovateurs. Il faudrait notamment pour cela élargir l’accès à une éducation en gestion de l’innovation à des étudiants de nombreuses disciplines et à différentes étapes de leur carrière afin de les aider à inventer, mais aussi à commercialiser ces nouveaux produits et procédés. M. Lortie a déploré qu’une majorité de parents au Canada ne croient pas que leurs enfants se porteront mieux qu’eux. Mme Lennox a acquiescé, affirmant que le Canada devrait réfléchir aux moyens qu’il prend pour inculquer l’esprit d’innovation aux adeptes de toutes les « sciences », y compris des sciences sociales et humaines. Mmes Crossley et Fairburn ont suggéré que l’accent soit mis sur le développement de dirigeants d’aujourd’hui et de demain. Mme Crossley a rappelé que moins de 2 % des dirigeants d’entreprises technologiques étaient des femmes. S’il y avait davantage d’exemples notables au Canada de femmes occupant des postes de direction, cela encouragerait et inciterait les femmes plus jeunes à se battre pour ces postes. Mme Fairburn a ajouté que nous devons entourer les dirigeants de professionnels qui pourront leur montrer à être des leaders, comme nous entourons les athlètes professionnels d’entraîneurs, afin d’aider les dirigeants à devenir des meneurs d’entreprises mondiales de premier plan.

Les Canadiens peuvent bâtir et ont bâti de grandes entreprises performantes de renommée mondiale. Aujourd’hui, nos efforts doivent viser à faire croître les entreprises de l’industrie de la haute technologie, à produire davantage de leaders mondiaux et à pleinement saisir les retombées économiques et sociales que peuvent offrir la recherche et l’innovation canadiennes. Les membres du panel ont convenu que le gouvernement fédéral fait actuellement de grands progrès en établissant un lien de communication avec le milieu des entreprises en démarrage et en mettant en œuvre l’initiative des supergrappes. Mais il faut en faire davantage. En stimulant l’esprit de compétitivité, en renforçant l’attitude gagnante et en célébrer nos succès, nous mettrons à profit le talent et la culture qui ont déjà généré de grandes réussites au Canada. Les problèmes de développement pourraient bientôt faire partie du passé au Canada.