Expert en vedette

Experte en vedette : Barry Wellman, MSRC

Barry Wellman est titulaire de la chaire S.D. Clark au Département de sociologie de l’Université de Toronto. M. Wellman fait partie du comité d’experts sur les institutions de la mémoire collective et la révolution numérique. Depuis plusieurs décennies maintenant, ses recherches dans les domaines des réseaux, des communautés et des médias sociaux contribuent au développement de la science des communications. Pour en savoir plus sur son concept de « l’individualisme en réseau », consultez son ouvrage primé Networked: The New Social Operating System, écrit en collaboration avec Lee Rainie (MIT Press, 2012). Ci-dessous, le professeur Wellman nous parle de la sociologie des communications Web.

Qu’est-ce qui vous a initialement intéressé aux communautés virtuelles?

Il s’agit d’une histoire en deux chapitres. Premièrement, lorsque j’étais un jeune universitaire dans les années 1960 à l’Université de Toronto, j’ai découvert que très peu de relations proches — amis ou parents — habitaient le même quartier. Ce constat s’opposait totalement à la notion conventionnelle selon laquelle les membres d’une communauté résidaient dans un même quartier. Pendant ce temps, mes deux principaux mentors en sociologie à l’Université Harvard m’amenaient progressivement à comprendre qu’il est préférable de considérer la société sous l’angle des réseaux sociaux. J’ai finalement adopté leur point de vue et ma première « étude d’East York » à Toronto analysait et examinait les communautés en tant que réseaux sociaux. C’est à cette époque que j’ai inventé les expressions ville-réseauréseaux égocentriques, réseau des réseaux et communautés personnelles. J’ai également écrit deux articles influents, The Community Question et Different Strokes from Different Folks.

Puis, à la fin des années 1980, les informaticiens Ronald Baecker, Bill Buxton et Marilyn Mantei Tremaine ont pris contact avec moi concernant un projet de développement de logiciels destinés à aider les personnes éloignées à collaborer en ligne. (C’était avant l’établissement d’Internet.) Je me souviens que Marilyn disait, « Vos études portent sur les gens qui établissent des liens à distance. Venez jouer avec nous. » L’idée m’a plu, puisque la science fiction m’intéressait. (Feue Judith Merril était une très bonne amie.) À cette époque, la notion d’un logiciel de collaboration présumait que les utilisateurs feraient partie d’un groupe très serré : on appelait même « collecticiel » ce type de programme. Nous avons mis au point les logiciels Cavecat et Telepresence. Il s’agissait également de collecticiels. Mais mes études antérieures des communautés m’ont conduit à adopter le point de vue selon lequel les professionnels pourraient travailler plus ou moins simultanément avec divers groupes sur différents projets. Cela rendait difficile l’utilisation des logiciels; il fallait savoir avec qui et quand se connecter, quand ne pas interrompre la connexion et comment séparer les fichiers personnels — et souvent secrets — des fichiers des autres projets auxquels participait l’utilisateur. Aujourd’hui, Internet nous offre de nombreux outils qui permettent ce genre de chose, mais au moment où nous nous sommes engagés sur cette voie, il fallait tout inventer.

Quel est l’aspect le plus fascinant de la science des communications?

Une large part de la science des communications est basée sur les réseaux sociaux. Au laboratoire NetLab, nous étudions l’intersection des réseaux sociaux, des réseaux de communication et des réseaux d’ordinateurs. J’ai non seulement l’occasion de collaborer avec des chercheurs du domaine des communications (j’ai mérité un prix prestigieux de l’International Communication Association) mais nous apprenons énormément les uns des autres, telles que la diffusion de l’information, l’interaction entre les communications en ligne et hors ligne et la façon dont la structure des réseaux sociaux influence la communication.

Existe-t-il un moyen d’améliorer ou de favoriser davantage la collaboration virtuelle, soit par le biais d’activités populaires quotidiennes ou d’applications plus systématiques et dédiées, ou même par un changement d’attitude?

Je commencerais par un changement d’attitude. Je suis désolé par la tendance qu’ont les commentateurs et les médias de discréditer la collaboration et les amitiés en ligne. Certains y voient une sorte de relation distincte, de seconde classe; le sociologue Nathan Jurgenson appelle cette mentalité le « dualisme numérique ». Mais les recherches indiquent qu’il n’en est rien. Mes travaux et ceux de Jeffrey Boase, Wenhong Chen, Keith Hampton, Tracy Kennedy et Helen Hua Wang démontrent clairement que presque toutes les relations en ligne sont également des relations en personne. L’interaction en ligne entretient et renforce ces relations entre les rencontres en personne, qu’il s’agisse de relations de travail, d’amitié ou familiales.

Les outils de collaboration s’améliorent. Tous ceux que nous étudions utilisent Skype ou l’équivalent, même s’ils ne font rien d’autre à l’ordinateur. Ce serait également fantastique si les gens avaient accès à de multiples images vidéo sans payer une prime, et s’ils pouvaient exercer plus de contrôle sur leurs travaux en ligne, la confidentialité et la sécurité des documents et des réseaux.

Quelle optique espérez-vous que les jeunes chercheurs de votre domaine aient à l’esprit dans ce contexte?

Vous rappelez-vous du Bourgeois Gentilhomme de Molière qui « parlait en prose sans le savoir »? De même, nous avons tous utilisé des réseaux tout au long de notre vie sans nous en rendre compte. Il faut parfois regarder les choses d’un autre point de vue pour renouveler notre façon de penser, tout comme il a fallu le découvreur fractal Benoit Mandelbrot pour faire remarquer que « les nuages ne sont pas des sphères, les montagnes ne sont pas des cônes, les côtes ne sont pas des cercles et l’écorce n’est pas lisse. » Les réseaux ont toujours été présents, bien qu’ils soient plus courants aujourd’hui et que nous leur accordions certainement plus d’attention. Donc, que nous apporte la découverte des réseaux sociaux, outre une nouvelle étiquette pour une vieille habitude? D’une part, la conscience des réseaux apporte un éclairage nouveau sur la structure et le fonctionnement de nos sociétés et sur la façon dont nous devons les gérer. D’autre part, elle nous libère de la mentalité de groupe qui pousse les gens à croire que notre monde s’écroule, alors qu’en réalité, il n’est qu’en passe de devenir un lien plus diversifié, plus complexe et plus intéressant.

L’analyse des réseaux n’est pas qu’un ensemble de techniques, une caractéristique de Facebook ou une manière d’étudier les relations interpersonnelles. Elle offre une perspective sur la façon de concevoir l’univers social et, plus largement, les phénomènes scientifiques. Nous devons comprendre comment l’interaction des gens en réseau peut, en fonction de leurs intérêts et de leurs relations, façonner leurs identités complexes. À mesure que le travail devient moins bureaucratique, nous devons comprendre comment les gens travaillent simultanément au sein de multiples équipes, dont plusieurs sont très dispersées. Nous étudions comment les travailleurs — des travailleurs de l’informatique assis à leurs ordinateurs aux travailleurs ordinaires de plus en plus informatisés, tels que les employés de commerce, les travailleurs manuels ou les chauffeurs de taxi — sont connectés et régis par les TIC. De même, nous devons saisir comment les familles réseautées utilisent les dispositifs mobiles pour communiquer et exercer un certain contrôle sur les autres. Bien que les gens utilisent l’internet et les dispositifs mobiles pour communiquer de façon personnelle et privée, ils font l’objet d’une plus grande surveillance de la part des gouvernements et d’autres institutions, ainsi que d’une plus grande « coveillance » de la part de leurs pairs : ce que mes étudiants appellent le « creeping » ou la « traque Facebook ». Nous ne faisons que commencer à comprendre comment la triple révolution influence les mouvements sociaux. Robert Putnam se trompait dans Bowling Alone : nos institutions communautaires ne se sont pas dissoutes; elles sont devenues des réseaux plus informes — plus difficiles à appréhender, mais plus souples et plus résistants.