Tandis que le Canada célèbre la Semaine de la culture scientifique avec des activités visant à mettre en valeur la science et ses spécialistes, le moment semble bien choisi pour se demander ce que les Canadiens connaissent vraiment en matière scientifique. À ceci s’ajoute une question plus importante encore : pourquoi devrions-nous nous préoccuper de la littératie scientifique?
Que connaissent vraiment les Canadiens en matière scientifique?
Les données à ce sujet sont mitigées. Une évaluation menée par un comité d’experts du CAC en 2014 – intitulée Culture scientifique : qu’en est-il au Canada? – a révélé que, même si les Canadiens ont généralement une attitude positive à l’égard de la science et un faible niveau d’appréhension à son égard comparativement aux citoyens d’autres pays, seuls 53 % d’entre eux comprenaient que les antibiotiques n’étaient pas efficaces contre les virus, 46 % seulement étant capables de décrire les principes de la recherche (c’est-à-dire le recours à la méthode scientifique), tandis qu’environ 42 % possédaient des connaissances suffisantes pour comprendre les reportages en matière scientifique et technologique diffusés par les médias. Et pourtant, ces résultats ont permis de classer le Canada comme le pays où la littératie scientifique est la plus forte dans le monde. Reste que ces données doivent être actualisées, et que ce ne sont pas les seules qui existent à ce sujet.
Ainsi, un sondage en ligne commandé par le Centre des sciences de l’Ontario en juin dernier et dont les résultats ont été publiés plus tôt cette semaine a révélé lui aussi des résultats inquiétants : la moitié des répondants sont d’avis que la science n’est pas « claire » sur les causes du changement climatique, 50 % croient que les organismes génétiquement modifiés (OGM) sont mauvais pour la santé et 19 % pensent qu’il existe un lien entre vaccination et autisme.
Ces résultats ponctuels fournissent un instantané de la culture et de la littératie scientifiques au pays. Le Canada aurait peut-être intérêt à suivre régulièrement l’évolution des connaissances et des attitudes de sa population à l’égard des sciences. Toutefois, ces données nous donnent aussi un aperçu des raisons pour lesquelles nous devrions nous préoccuper de la littératie scientifique.
Pourquoi la littératie scientifique est-elle importante?
Il peut sembler évident que le fait de connaître les sciences nous aide à comprendre le contenu scientifique que nous lisons ou dont nous entendons parler, ainsi que les données qui éclairent les décisions publiques. Mais voilà qui est plus facile à dire qu’à faire, car l’environnement informationnel dans lequel évoluent les Canadiens se révèle complexe.
En effet, nous sommes confrontés à un déluge d’informations provenant d’une variété de sources : des plates-formes de médias sociaux et autres blogues aux médias traditionnels couvrant l’actualité, en passant par les rapports gouvernementaux, les études des groupes de réflexion, sans oublier la publicité commerciale. La plus fiable de ces sources reste les revues spécialisées à révision par les pairs, mais comme des centaines de milliers d’articles y sont publiés chaque année, il est impossible de se garder à jour. De plus, nous sommes également soumis au biais de confirmation à la lecture de sources qui tendent à appuyer nos croyances existantes. À ce propos, j’aime bien la mise en garde formulée par les philosophes Willard Quine et Joseph Ullian dans leur ouvrage The Web of Belief publié en 1978 : « Nous voulons à la fois avoir raison et avoir eu raison; ce sont là deux désirs qui doivent être séparés au plus vite, dans notre intérêt. » [traduction libre]
En raison de l’abondance des plates-formes, nous constatons aussi que l’ampleur et la diversité de l’information portant sur la santé et les sciences font en sorte qu’il est difficile de cerner les bonnes réponses. Certains enjeux sont par ailleurs d’une complexité si vertigineuse que nous n’avons pas le temps de vraiment réfléchir à leurs implications. Mentionnons par exemple la promesse des séquences CRISPR de corriger les « erreurs » de notre génome, la fiabilité de l’intelligence artificielle pour prendre des décisions plus judicieuses en matière de santé, ou encore la fabrication de molécules et de machines incroyablement petites qui pourraient accélérer la commercialisation de nouveaux traitements. D’autres enjeux sont moins spectaculaires, mais pas moins complexes – par exemple les risques pour la santé que comporterait la consommation de vin, de cannabis, de sucreou de glucides.
En naviguant dans les eaux profondes de l’information scientifique, nous trouvons cependant une réponse à la question suivante : en quoi la littératie scientifique est-elle importante? C’est que le fait d’avoir quelques connaissances scientifiques nous aide à départir les allégations véridiques de celles qui ne le sont pas – pour pouvoir distinguer les nouvelles informations devant être prises en compte, et celles qui peuvent être mises de côté pour le moment. En fait, une composante de la littératie scientifique consiste à savoir où trouver les ressources nécessaires pour décrypter les données probantes. À ce sujet, certaines ressources sont d’une aide phénoménale pour le public, notamment les centres scientifiques, les bibliothèques, les musées et les chroniqueurs spécialisés en santé. Deux de mes « décrypteurs » favoris (j’avoue que les deux sont des amis et collègues de longue date) sont le pédiatre de l’Université de l’Indiana Aaron Carroll, rédacteur de la chronique « Upshot » du New York Times où il explique en langage clair les concepts scientifiques derrière les études récentes, et le professeur Tim Caulfield de l’Université de l’Alberta, qui démystifie depuis des années les théories popularisées par les vedettes et d’autres mythes entourant la santé. Ici même, au Conseil des académies canadiennes, nous nous efforçons de contribuer à une meilleure compréhension de la science en évaluant les données probantes sur des sujets importants pour le Canada et les Canadiens sur le plan des politiques publiques.
La démocratie comme expérience scientifique
Tout comme la littératie scientifique est importante à la compréhension des sciences par le public, un public bien renseigné sur ces sujets peut aussi être le meilleur gardien d’une saine démocratie.
Selon ce point de vue, la littératie scientifique est un antidote aux nombreuses variantes du fondamentalisme qui minent les démocraties pluralistes, cosmopolites et multiculturelles. Une société possédant des connaissances scientifiques comprend mieux les notions qui sous-tendent les politiques (par exemple, il est bon d’en savoir un peu sur les cellules souches avant de décider si cette technique doit faire l’objet d’un financement public). Qui plus est, un public scientifiquement informé comprend aussi l’importance d’une réflexion rigoureuse dans l’élaboration des politiques et sait qui doit prendre des décisions à ce sujet, et selon quels critères. Ainsi, lorsque la société décide de construire des ponts, des barrages ou des pipelines; de réglementer les produits chimiques ou les aliments, ou encore d’exiger la vaccination ou la fluoration de l’eau, une population possédant des connaissances scientifiques est en mesure de faire preuve d’esprit critique lorsqu’il s’agit d’élaborer des politiques au bénéfice de tous.
Soyons clairs : cela ne signifie pas qu’une population qui comprend les sciences tombera toujours d’accord, ni qu’une assemblée législative composée de scientifiques produira à elle seule de meilleures politiques publiques. On a beaucoup parlé du déclin du modèle « déficitaire » de la communication scientifique publique – l’idée voulant que, si seulement le public comprenait mieux les sciences, il constaterait que telle ou telle politique est le choix évident. La recherche nous a montré à quel point cette hypothèse est naïve, le changement climatique étant l’exemple classique. Dan Kahan et ses collègues de Yale ont ainsi pu démontrer que les connaissances sur le changement climatique sont dans les faits un mauvais prédicteur des opinions portant sur les politiques connexes, les personnes les mieux informées se retrouvant dans les deux camps (pour simplifier). Il se trouve que nos croyances sont plus fortement influencées par nos pairs et par les groupes auxquels nous appartenons et auxquels nous nous identifions. Nos appartenances guident donc nos opinions en matière de politiques, et souvent, peu importe à quel point ces opinions sont éclairées par une compréhension détaillée des notions scientifiques sous-jacentes.
Une population possédant des connaissances scientifiques peut aussi être la meilleure gardienne de la démocratie d’une autre façon. En effet, la pensée « scientifique » peut être appliquée à la façon dont la société elle-même fonctionne. L’origine de cette pensée remonte au Siècle des Lumières, on l’on a établi un lien entre la littératie scientifique et civique – un sujet dont mon ancienne collègue de l’Université de l’Indiana, Sheila Kennedy, a traité dans un blogue il y a quelques années. Sur la relation entre la science et la démocratie, Sheila Kennedy a fait valoir – en faisant référence à Timothy Ferris dans The Science of Liberty: Democracy, Reason and the Laws of Nature – que les penseurs post-Lumières connaissaient bien la nature expérimentale de la science, et cherchaient à l’appliquer à l’action politique. Citant Ferris, elle écrit : « Chaque élection, chaque nouvelle loi est, en définitive, une démarche conçue pour éprouver une hypothèse sur la façon d’améliorer constamment un gouvernement. » [traduction libre]
La science continuellement à l’honneur
La science n’équivaut pas à un jugement ou à des connaissances solides. Il ne s’agit pas d’un ensemble de faits ou d’équations. Elle ne se réduit pas non plus à tout ce que nous pensons connaître du monde. La science est un processus qui permet de donner un sens à l’incertitude. C’est une façon d’aborder de manière critique la jungle des affirmations et des contre-affirmations que nous entendons tous les jours – certaines d’entre elles touchant à des sujets scientifiques comme tels, et d’autres, à des questions de société.
À bien y penser, peut-être devrions-nous faire de chaque semaine la Semaine de la culture scientifique.
Eric M. Meslin, Ph.D., MACSS
Président-directeur général, Conseil des académies canadiennes