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Entrevue avec Doug Owram, MSRC, président du comité d’experts sur les institutions de la mémoire collective et la révolution numérique

À quoi un musée ressemble-t-il à l’ère de l’information? Les articles des blogues, les gazouillis et les vidéos en ligne devraient-ils être archivés pour les historiens de l’avenir? Comment une bibliothèque ou un musée d’art maintiennent-ils le contact avec un public qui s’attend à ce que l’information soit accessible de manière instantanée, 24 heures par jour?

L’ère du numérique entraîne de grands changements pour nos institutions de la mémoire collective. Beaucoup des systèmes que nous utilisons pour documenter notre patrimoine culturel ne fonctionnent tout simplement pas avec les moyens électroniques de communication. Mais en même temps, la technologie numérique offre des occasions en or de redéfinir les relations entre ces institutions et les publics qu’elles desservent.

Le rapport du Conseil des académies canadiennes intitulé À la fine pointe du monde numérique : possibilités pour les institutions de la mémoire collective au Canada montre quelles sont ces occasions, ainsi que les raisons pour lesquelles le Canada prend du retard par rapport à d’autres pays. Le professeur Doug Owram, ancien vice-chancelier et recteur du campus Okanagan de l’Université de la Colombie-Britannique, a présidé le comité international d’experts qui a rédigé le rapport. Il évoque quelques-unes des conclusions dans l’entrevue ci-dessous.

Les institutions canadiennes de la mémoire collective arrivent-elles à suivre la révolution numérique?

Elles font des efforts, mais la révolution numérique progresse très rapidement. Plusieurs institutions peinent à composer avec les énormes volumes de données et le rythme des changements technologiques. Il y a aussi les attentes du public : aujourd’hui, les gens ont instantanément accès à beaucoup d’information en ligne, et ils veulent avoir le même genre d’accès aux dossiers historiques. À l’heure actuelle, ce n’est en général pas possible.

Les bibliothèques ont fait un peu plus de progrès dans cette direction; des livres et de nombreux services sont maintenant disponibles en ligne. Par contre, de nombreux centres d’archives sont beaucoup plus petits et n’ont tout simplement pas les ressources nécessaires pour faire beaucoup d’innovation. Il y a toutefois des exceptions : par exemple, les Archives de la Ville de Vancouver possèdent des systèmes qui permettent au public de consulter des dossiers sous forme numérique et de faire des liens entre différents types de documents.

De fait, au début de la révolution numérique, le Canada était un chef de file mondial en la matière, par exemple avec la mise sur pied du Musée virtuel du Canada. Mais maintenant je dirais que nous sommes en retard par rapport à d’autres. Par exemple, l’Union européenne, les États-Unis et l’Australie possèdent des systèmes dont nous pourrions nous inspirer : collections historiques en ligne comme Europeana et la DPLA (Digital Public Library of America — Bibliothèque publique numérique des États-Unis), robots qui permettent des visites virtuelles de collections muséales, etc. Il y a très peu de systèmes semblables au Canada.

Que risquons-nous de perdre si nous ne nous adaptons pas à la technologie numérique?

Une lettre d’un politicien du XIXe siècle peut rester longtemps sur une tablette avant qu’il faille décider de la cataloguer ou de la conserver. Mais aujourd’hui, un tsunami d’information émerge des médias sociaux, notamment sous forme de gazouillis, de courriels et de blogues. Si un serveur tombe en panne, ou si la technologie d’accès est obsolète, ces documents peuvent facilement disparaître à tout jamais. Il en va de même de beaucoup de dossiers gouvernementaux, qui sont maintenant créés sous forme électronique.

Évidemment, tous les gazouillis n’ont pas la même importance, mais les historiens ne savent généralement pas ce qui aura de la valeur dans 10, 50 ou 100 ans. Il faut trouver une manière de garder ces documents jusqu’à ce qu’on ait le temps de décider lesquels seront conservés ou non.

Quels sont les avantages du passage à la technologie numérique?

L’avantage le plus évident est de s’affranchir des contraintes physiques : accès tous les jours, 24 heures par jour, à partir de n’importe quel endroit. Pour des historiens comme moi, il est plus facile de constituer un dossier cohérent à partir de documents dispersés dans toutes les régions du pays. Cela démocratise aussi le domaine de l’histoire. Un amateur enthousiaste ou un passionné de généalogie peut explorer des documents de toute provenance, sans y consacrer comme autrefois des sommes importantes et de longues périodes de temps.

Même sans être un mordu d’histoire, vous pouvez faire vivre le passé d’une autre manière, en reliant des textes à des photographies, à des vidéos ou à d’autres documents. Cela joue un rôle important dans la construction de la culture canadienne et de l’identité de chacun.

Étant donné ces avantages, qu’est-ce qui retient les institutions de la mémoire collective?

À l’évidence, la numérisation coûte cher, et même si elle peut procurer certaines économies à long terme, elle impose des contraintes à court terme sur les ressources disponibles. Les institutions canadiennes de la mémoire collective subissent des compressions budgétaires, et je ne crois pas que nous puissions attendre des changements spectaculaires dans un avenir rapproché. Par contre, une gestion réussie de la transition vers le numérique peut susciter l’appui du public, et donc des ressources supplémentaires.

Un autre obstacle est le travail en vase clos. Si des institutions se regroupent et forment des partenariats, elles peuvent non seulement mettre en commun des ressources, mais aussi faire en sorte que leurs nouveaux systèmes soient compatibles entre eux.

Là encore, les bibliothèques sont en quelque sorte à l’avant-garde : à titre d’exemple, l’Association des bibliothèques de recherche du Canada (ABRC) a proposé une infrastructure nationale de données de recherches, mais ce projet n’a pas été réalisé. À l’heure actuelle, aucune organisation nationale n’a le mandat de coordonner ce genre d’efforts pour toutes les institutions de la mémoire collective.

Qu’espérez-vous suite à la publication de ce rapport?

Nous espérons que les institutions canadiennes de la mémoire collective prendront à cœur notre message et commenceront à mettre sur pied des partenariats comme ceux que nous présentons dans le rapport et qui ont connu tant de succès ailleurs. Cela comprend la participation de membres de la communauté universitaire, qui sont les principaux utilisateurs de ces nouveaux systèmes et services, afin qu’ils puissent jouer un rôle crucial de soutien de telles initiatives. Un grand nombre d’organisations non gouvernementales ont besoin d’accéder à des documents gouvernementaux, et elles ont donc aussi un rôle à jouer. Il se peut même que certaines entreprises du secteur privé voient des possibilités de mettre en œuvre des idées nouvelles et intéressantes, en partenariat avec des institutions publiques.

Nous savons que la population s’intéresse à son passé : dans l’une des enquêtes que nous avons citées, 95 % des Canadiens ont estimé important que le patrimoine documentaire du Canada soit conservé pour les générations futures. Les politiciens et les décideurs doivent savoir cela et continuer de soutenir des actions en ce sens, non seulement pour maintenir l’état actuel des choses, mais aussi pour encourager et accélérer la transition vers le numérique. Si rien n’est fait, nous prendrons de plus en plus de retard.